Et, c’est vrai l’Algérie n’est pas la Tunisie, non pas, contrairement à ce que leur propagande veut faire croire, parce qu’il fait bon vivre dans ce pays, mais parce que les flammes de l’enfer nous sont devenues tellement familières qu’elles relèvent du fait divers. 200 000 morts pour mémoire, de 1991 à nos jours, massacres à la hache, viols en série, voitures piégées, une guerre civile, sans nom, sans visage, une guerre des ombres, sans héros, sans bourreaux et que des victimes. Victimes de qui, de quoi ? Il est interdit de poser la question, c’est la loi, toute personne qui s’y risquerait publiquement est passible des tribunaux. Une loi qui s’appelle, sans rire, "Charte pour la paix et la réconciliation nationale". Alors que nous n’avons pas fini de penser/panser les blessures de cette génération sacrifiée, nous sommes convoqués au chevet d’une nouvelle génération qui « tente de s’immoler ».
Tous les 20 ans, une génération chasse la précédente et s’invente de nouvelles armes pour se dire, mettre en accusation les dictateurs qui nous brûlent notre temps de vivre… à petit feu. Après les kamikazes des années 90, nous avons désormais les « immolés », comme si l’Algérie était devenue un immense manga, inventé par l’esprit démoniaque d’un orfèvre de la torture chinoise qui, jour après jour, vous harcèle la conscience et vous transforme le corps en lambeaux de chairs souffrants. Mourir alors c’est une autre manière de fuir. Fuir, comme les harragas. Harrag, c’est ainsi qu’on appelle ceux qui, sur des embarcations de fortune, tentent la mer comme issue, traversent la Méditerranée. Sans tombe et sans nouvelle. Harraga, cela pourrait se traduire en français par les brûleurs de frontières.
Le feu, donc, ne nous émeut plus, non pas parce que nous manquons de cœur mais parce que nous avons trop de mémoires. Vivre en dictature est un exercice épuisant et humiliant. Et pourtant chaque génération qui intervient sur la scène publique, politique, demeure habitée par le feu et renaît, quoiqu’on en dise, des cendres de la précédente. Démentant à chaque fois ces aveugles enfermés dans leurs bulles, politiques, spécialistes de la jeunesse, journalistes, qui s’interrogent à longueur de commentaires, dans leurs salons algérois ou d’ailleurs et se demandent : « Mais qu’attendent les algériens pour bouger ? » Mais ils bougent les Algériens. Ils n’arrêtent pas de bouger. Manifestations, grèves, arrestations, le monde des anonymes sans parti, avec juste leur humanité en bandoulière, est tous les jours dans la rue, dans une incroyable résistance à la volonté déclarée des pouvoirs qui se succèdent de les briser à coups de matraques, de grenades lacrymogènes, de chars que les jeunes appellent ‘azraïne, le diable.